Le choc de la rationalisation
La nomination de Luca de Meo à la tête du groupe Kering en septembre 2025 a marqué une rupture spectaculaire. Issu du secteur automobile, où il a orchestré le redressement de Renault, son arrivée a signalé une priorité nouvelle : l’efficacité industrielle et la rationalité financière avant l’exubérance créative. Le rôle de Luca de Meo n’est pas de célébrer l’art et la créativité, mais de prioriser la relance de la croissance. Ce changement radical a été initié par l’éviction de François-Henri Pinault de la direction générale, reconnaissant la nécessité d’un expert externe pour rétablir la discipline structurelle et relancer la croissance.
Ma thèse est la suivante, cette stratégie de rationalisation est un passage obligé pour (re)créer des bases solides qui permettront ensuite de financer et de pérenniser une créativité ambitieuse.
Quand l’hémorragie de marge exige la rationalité
Le virage stratégique de Kering n’est pas un choix philosophique, mais une nécessité dictée par la finance. L’année 2024 a révélé une défaillance structurelle.
Chez la Maison locomotive du groupe, Gucci, le Chiffre d’Affaires a chuté de -21% en comparable, mais l’indicateur le plus alarmant fut l’effondrement du Résultat Opérationnel Courant (ROC), qui a chuté de -51% pour s’établir à 1 605 millions d’euros. Cet écart disproportionné prouve que Kering supportait une structure de coûts trop lourde pour son niveau de revenu.
L’analyse est claire : une proportion significative de l’offre était peu ou pas rentable, absorbant les ressources et dégradant la marge globale. L’urgence est donc d’éliminer les « mauvais revenus » pour restaurer la rentabilité fondamentale. La nomination de Luca de Meo, expert des turnarounds industriels, symbolise la quête de cette efficacité, transposant la logique d’ingénieur vers l’univers du luxe.
Cette quête d’assainissement s’est d’ailleurs concrétisée par la vente de Kering Beauté à L’Oréal, une opération stratégique visant à alléger le bilan et à recentrer le groupe sur son cœur de métier : la Mode et la Maroquinerie. La nomination de Luca de Meo, expert des turnarounds industriels, symbolise la quête de cette efficacité, transposant la logique d’ingénieur vers l’univers du luxe.
L’application d’une nouvelle version de la loi de Pareto
La méthode Luca de Meo est intrinsèquement liée à son héritage automobile : l’application de la Loi de Pareto. Cette approche vise à concentrer les investissements sur les 20 % de produits les plus rentables et les plus commerciaux, impliquant mécaniquement une réduction de l’influence absolue de la direction artistique au profit des impératifs d’efficacité. La construction de collection s’appuierait désormais sur les leviers suivants :
- 20% de la collection laissée à liberté créative
- 80% à une approche data-driven.
Cette stratégie, bien que nécessaire, est perçue par certains experts comme une « hypothèque créative » : un sacrifice temporaire de l’expérimentation et de l’étendue des collections. Le risque est la dévaluation de l’aura de rareté, fondement du luxe. Mais la thèse défendue par Kering est que cette discipline est le seul moyen de retrouver la santé financière indispensable à toute créativité durable.
La leçon de Chanel
L’interview de Bruno Pavlovsky, Président des Activités Mode de Chanel, éclaire parfaitement la validité de cette approche. Même dans une Maison synonyme de succès et de créativité, l’efficacité opérationnelle est le socle de la performance.
M. Pavlovsky insiste sur le fait que l’ »étincelle » créative est fondamentale, mais souligne un impératif industriel :
« Mais pour être capable de réaliser plusieurs milliards de chiffre d’affaires, il faut des organisations extrêmement solides afin de maximiser cette impulsion créative. La fabrication, les livraisons, ou encore, la gestion des boutiques sont des sujets à part entière. »
Il confirme que l’arrivée du nouveau directeur artistique, Matthieu Blazy, force une meilleure planification et anticipation de l’industrialisation des pièces. Il critique même le modèle du DA omnipotent qui enchaîne les collections sans réflexion sur la faisabilité, le jugeant non viable pour les grandes marques modernes.
Le message est double : le luxe ne peut plus se reposer uniquement sur le génie d’un créateur. Le succès durable exige que l’impulsion artistique soit canalisée par une supply chain rigoureuse et des processus planifiés.
La rationalisation comme point de départ
La stratégie de Luca de Meo chez Kering est donc l’acceptation courageuse d’une vérité du luxe moderne : on ne peut pas acheter de la désirabilité avec de mauvais revenus.
La rationalisation des collections, la révision de la supply chain et la rigueur dans les coûts ne sont pas la fin du luxe, mais le processus nécessaire de ré-ingénierie des fondations. C’est seulement lorsque l’entreprise aura des bases financières saines, soutenues par une offre ultra-rentable et bien exécutée, qu’elle pourra réinvestir massivement dans le rêve, l’artisanat d’exception et la créativité sans la menace d’une nouvelle crise de marge. La rationalité n’est pas l’ennemie du luxe, elle est la condition de sa pérennité.
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