#006 Une organisation au service de la créativité
Introduction
Aujourd’hui, je partage le second article d’une série consacrée à la chute du segment de milieu de gamme à la française. Pour réaliser cette analyse, je me suis appuyée sur les retours d’expériences des gens de l’intérieur. J’ai recueilli différents témoignages de professionnels : stylistes, chefs de produit, directeurs de collection, contrôleurs de gestion, directeurs financiers, directeurs de marque.
Le secteur de la mode est en pleine mutation. On peut identifier de nouveaux acteurs performants qui gagnent rapidement des parts de marché, des acteurs historiques qui peinent à maintenir leur position et des résistants qui parviennent à conserver et renouveler leur clientèle dans un contexte difficile.
J’ai choisi de m’intéresser particulièrement à des marques françaises leaders des années 90’ et à chercher à comprendre le recul de performance observé au cours des 20 dernières années. Après un focus sur la création du segment de milieu de gamme à la française et un retour sur les débuts de Kookaî, Naf Naf ou Camaïeu, je m’intéresse à l’impact de l’approvisionnement sur le collectionning.
Programme
- Introduction
- La fabrique des best sellers
- La course à la rentabilité
- La perte de réactivité
- Conclusion
La fabrique des best sellers
J’ai travaillé dans le Sentier pendant deux ans, dans un immeuble de la rue Réaumur au début des années 2000. Au dernier étage, la styliste et les modélistes développaient des nouveautés tous les jours. Les dessins semblaient prendre vie de façon instantanée. Toutes les compétences étaient réunies pour créer des collections en circuit ultra court. Plusieurs tables de coupe étaient installées au 2ème étage avec les stocks de tissus. Au premier, on retrouvait le stock de produits finis et les bureaux de la comptable, de la directrice commerciale et du dirigeant. Le rez-de-chaussée était aménagé en showroom pour présenter les collections aux centrales d’achat et aux patrons de boutiques en quête de nouveautés.
Le dernier clip de la chanteuse australienne Kylie Minogue venait de sortir. Le refrain entêtant « lalala » s’annonçait comme le tube de l’année. La chanteuse portait une combinaison blanche décolletée et fendue, un modèle ultra sexy avec une capuche. Mon patron de l’époque avait déjà briefé la styliste et les modélistes quand j’arrivais à 9h30, il était en discussion avec l’un de ses plus gros clients. Trois prototypes seraient réalisés dans la journée et envoyés aux trois meilleurs revendeurs. Les commandes étaient confirmées dès le lendemain matin.
C’est ainsi qu’un modèle fortement inspiré de la création de la styliste Fee Doran, plus connue sous le nom de Mrs Jones, a vu le jour dans un atelier parisien du Sentier. La combinaison a été déclinée en différentes couleurs et matières. Une version de top et de pantalon a également été développée dans la semaine qui a suivi la création du produit. Pendant les mois qui ont suivi, cette collection “Kylie Minogue” est restée au top des ventes. La production était réalisée en France. Nous étions au début des années 2000!
Le succès de nombreuses marques de mode nées dans les années 80 résidait dans l’agilité du système de développement des collections. Camaïeu, née en 1984, devient la référence du prêt-à-porter féminin avec un concept basé sur le circuit court. Les équipes testaient des petites séries pour identifier les modèles plébiscités par les clientes. Fortes de ces précieuses données de marché, les acheteurs parvenaient à négocier des volumes à prix compétitifs sur des modèles performants. La prise de risque était mesurée. Les quantités achetées étaient écoulées sans problématique de résiduel. Les soldes permettaient de réguler le niveau de stock en magasin sans générer de déficit de marge.
Un cercle vertueux qui est resté la base de l’organisation du géant espagnol Inditex. Au sein des marques françaises, les stratégies de construction de collection ont évolué avec un changement d’organisation dont l’impact a fortement remis en cause le cercle vertueux en place. Il s’agit de l’augmentation progressive du grand import dans la structure des achats. Les acheteurs sont invités à choisir les zones d’approvisionnement les plus rentables au détriment de la rentabilité.
La course à la Rentabilité
La donne a changé lorsque l’on a commencé à acheter de plus en plus loin, en Inde, en Chine et au Bangladesh. Il a fallu passer des commandes 6 à 9 mois à l’avance. Aucune analyse ne peut garantir la pertinence d’une décision prise avec autant d’anticipation. Pour l’approvisionnement de produits basiques, on peut considérer le risque comme limité. Les acheteurs peuvent s’engager en amont et sécuriser la marge d’entrée de produits de la collection que l’on considère comme des intemporels ou des reconduits.
Les produits dont le niveau de mode est plus élevé, comme la fameuse combinaison de Kylie Minogue, sont achetés à proximité en faible quantité. Bientôt, la part de produits achetés en amont progresse pour atteindre des objectifs de marge ambitieux voire inaccessibles. Et c’est l’audace créative qui disparaît petit à petit. Les collections perdent en aspérité.
Les opportunités de réassort des meilleures références sont limitées, car les délais de réapprovisionnement sont bien trop longs. Des équipes dédiées sont mobilisées pour gérer les doubles cotations : il s’agit de trouver un fournisseur en proche import pour les produits initialement achetés en grand import. C’est l’une des solutions mises en place pour s’offrir la possibilité de faire des réassorts des best-sellers.
Des cellules court terme sont créées pour relancer la dynamique des tests et réintroduire de la nouveauté dans les collections. Mais la fabrique des best-sellers semble cassée. Impossible de retrouver la recette qui avait pourtant si bien fonctionné. Les organisations sont devenues complexes, les réunions de validations s’allongent. Le processus de prise de décision ralentit.
La perte d’ADN des marques de milieu de gamme est directement liée à la course à la rentabilité totalement déconnectée de la recherche créative. Elle n’est pas liée à une incapacité des équipes à proposer des collections audacieuses et différenciantes.
Ce témoignage d’une styliste est édifiant :
“Je suis styliste depuis 17 ans. Mon métier a tellement changé. Depuis quelques années, la création n’est plus au rendez-vous. Il n’y a plus de place pour la vraie nouveauté. Plus de différenciation. Au final, les collections se ressemblent toutes !”
“Mes clients ne cessent de regarder la concurrence et m’encouragent à copier toujours plus.”
La Perte de Réactivité
Comment réussir à vendre des collections qui ont perdu toute valeur créative ? À coup de rabais !
Les collections sont livrées avec un taux d’entrée en croissance. Les stylistes ont réduit leur ambition en termes de créativité, les acheteurs ont fermement négocié les prix et les volumes. La collection appauvrie arrive en magasin et peine à se vendre à prix fort. À la fin de la saison, le bilan est sans appel : toute l’avance de marge réalisée grâce aux équipes qui sont parvenues, non sans renier leur conviction à atteindre le taux fixé, est perdue.
Le recours à la décote semble être le seul moyen pour attirer le consommateur en magasin et provoquer un acte d’achat. L’évolution du trafic est corrélée aux périodes de promotion. Pas de discount, pas de client.
Les analyses prouvent que les collections achetées en proche import et dont le style est plus affirmé sont plus rentables. Elles ne sont pas soldées. L’intégralité du stock est écoulé. En fin de saison, la marge de ces collections est préservée.
« Blame the process, not the people! »
Conclusion
À travers cette exploration du monde de la mode française, de ses changements structurels et de la quête éperdue de rentabilité, il devient évident que l’équilibre délicat entre créativité et rentabilité est devenu précaire. Autrefois alimentée par l’agilité des circuits courts et la créativité audacieuse, l’industrie a évolué vers des pratiques axées sur la rentabilité à long terme.
Ainsi, la conclusion s’impose : repenser le processus sans blâmer les acteurs impliqués. Il est temps d’évaluer la façon dont la quête effrénée de rentabilité peut être harmonisée avec la nécessité cruciale de maintenir la créativité au cœur de l’industrie de la mode. La renaissance de la fabrique des best-sellers nécessitera une réflexion stratégique, un réalignement des priorités et un retour à l’essence même de ce qui a fait la grandeur de la mode française : l’innovation, l’audace et la passion pour la création.
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